Vagabondages alsaciens entre amis (2)

Deuxième jour en Alsace, entre canaux et vignes

Si déguster à l’aube ne nous effraie pas, nous l’avons déjà démontré, inutile d’en faire notre quotidien. Le lendemain matin, sous des cieux toujours aussi favorables (40°C annoncés), cap en matinée sur Colmar, capitale viticole de l’Alsace, dont la splendide vieille ville développée au 16ème siècle accueille les tribulations d’un groupe encore plus soudé que la veille. Je suis vraiment heureux d’y emmener mes amis; à chaque fois que je reviens dans cette cité historique, quelle que soit la saison ou le motif, elle me touche par le fourmillement tranquille de ses ruelles et ses traces du passé.

Colmar - Petite Venise
Colmar, quartier de la Petite Venise – Photo V. Roelandt

Située sur la Lauch, la ville regorge de ruelles pittoresques et de canaux, qui se visitent à pied ou en barque. Il me plaît d’imaginer l’activité des négociants en vin qui tentaient à l’époque de conquérir les marchés du nord de l’Europe. Une flânerie le long de l’eau est synonyme d’un retour dans le passé, qui rappelle immanquablement le mouvement de la Renaissance française du 16ème siècle.

La « Petite Venise » s’est parée de ses plus beaux atours. Illuminée de soleil et de fleurs, elle offre à chaque détour des zones d’ombre bienvenues vis-à-vis de la chaleur qui s’installe. Une brise caressante nous y attend et encore une fois, une douce sensation de bien-être partagé nous envahit.

Colmar - Quartier de la Cathédrale
Colmar – Quartier de la Cathédrale – Photo A. Langlet

En visite libre, le groupe semble fonctionner comme un aimant. La ville est grande mais que ce soit autour de la cathédrale ou dans les vieux quartiers, il se reconstitue naturellement… Nous déambulons par petits groupes, au gré des envies d’échanges mais les regroupements sont spontanés, presque inévitables. Les lieux de retrouvailles ? La terrasse d’une wistub locale ou les barques glissant sur la Lauch, dans le quartier des Tanneurs.

La matinée s’écoule tranquillement, nous flânons au ralenti. Personne n’a oublié notre prochain rendez-vous, la visite du deuxième domaine viticole du week-end à Ammerschwihr, suivie d’un pique-nique vigneron. Nous ne serons pas restés très longtemps éloignés des vignes et il nous tarde d’y retourner, malgré l’incontestable attrait que représente Colmar.

Le domaine Thomas André et Fils

Il y a tant de façons d’appréhender le merveilleux (et difficile) métier de vigneron. Dans le lot, l’approche que j’apprécie le plus après toutes ces années de rencontres, est celle qui inclut des prises de risques, expériences, tentatives et autres validations de rêves pour le raisin qui rentre au chai.

agriculture biologiqueFrançois Thomas, après avoir résolument négocié le pas qui a entraîné son petit domaine de 6 hectares vers l’agriculture biologique, illustre parfaitement cette philosophie. Dans son discours, aucune certitude, mais des idées, beaucoup d’idées et surtout, une forte envie de faire évoluer ses vinifications sur base de l’expérience du passé mais sans s’y trouver figé. Personne ne peut mieux que lui expliquer la prise de conscience progressive qui l’a mené vers l’agriculture biologique, il y a presque quinze ans. Quand lucidité et honnêteté se rencontrent…

« Bien qu’avec modération, la chimie s’était sournoisement insinuée dans nos pratiques. De concession en compromis, de mauvais conseils en mensonges, à contrecœur, la conscience lourde, nous étions devenus des apprentis sorciers. Nous mettions en danger ce que nous avions de plus précieux : notre santé, celle de nos clients et la qualité de nos vins par l’appauvrissement progressif du sol et donc du terroir. Peu à peu, nous perdions notre identité et notre âme… »

coccinelleOu encore… « La reconquête n’a pas été facile. Il a fallu réapprendre les pratiques de labour, innover, prendre quelques risques, apprivoiser les mauvaises herbes pour en faire des auxiliaires précieux qui protègent, nourrissent et embellissent le vignoble, recréer les conditions favorables pour le retour des insectes protecteurs. Peu à peu, je vois renaître la vie dans ma terre et me suis rapproché d’elle pour la comprendre, la sentir, la travailler de mes mains afin qu’elle transmette à mes vins sa force et sa minéralité ».

Son credo a le visage d’un effacement devant la force de la terre, du grain et de la complexité des combinaisons qui se trament dans la cuve. François Thomas a aussi offert un somptueux cadeau à son fils Gilles en lui ménageant une vraie place vis-à-vis des choix de la cave. Le jeune homme, dont on perçoit rapidement la personnalité, voit s’ouvrir devant lui un magnifique terrain d’expérimentation et d’apprentissages, tant dans les vignes que dans le chai, sous le regard expérimenté – et quelque peu admiratif m’a-t-il semblé – de son père.

Domaine Thomas - Ammerschwihr
François et Gilles Thomas – Photo V. Roelandt

Nous avons rendez-vous avec eux et sommes vraiment attendus. C’est réellement réjouissant d’entrer dans une cave et de se retrouver face à une table de dégustation qui, préparée avec soin, témoigne d’une envie d’échanges tellement partagée. Noblesse de produit oblige, la première étape de cette visite se déroule donc verre en main. Nous mangerons ensuite.

Thomas André Père & Fils
Photo V. Roelandt

L’authenticité du travail des Thomas Père et Fils m’a séduit il y a un certain temps déjà. A cet instant, j’espère intimement qu’il en sera de même pour chacun des membres de la troupe. Pas de buveurs d’étiquettes dans le groupe, je suis confiant et n’ai plus qu’à laisser faire… La gentillesse de leur accueil et le plaisir qu’ils ressentent à nous recevoir s’ajoutent à leur puissante envie de nous raconter leurs vins et, attitude plus rarement rencontrée dans les chais, à leur écoute active vis-à-vis de nos ressentis pour en tirer enseignements et idées nouvelles.

A l’issue d’une dégustation-marathon vibrante de richesses et partages, questionnements, rires collectifs et explications techniques, la complicité familiale qui unit ces deux hommes si attachants se révèle contagieuse. Nous sommes conquis par leur humilité, la profondeur de leur réflexion, leur inextinguible soif de tentatives et la rigueur de leur travail de vinification. Comme toujours, au-delà des discours, la vérité s’est exprimée dans le verre. Les chauffeurs l’ont compris, à partir de cet instant, le poids du car ne sera plus le même…

Kaefferkopf… Plus qu’un nom, une légende

Et parmi tous ces crus, il me faut choisir d’en décrire un seul dans ces lignes… Des « Petits cailloux » au « Jardin des Roses », des « Petits Grains » à la « Tête de Coccinelle », comment se décider ?

Domaine Thomas - Kaefferkopf
Photo V. Roelandt

La magie du terroir du Kaefferkopf prend finalement le dessus. Comment passer sous silence l’exceptionnelle qualité et la signature singulière de ces collines qui font la fierté du village d’Ammerschwihr, sous la forme d’une 51ème étoile dans le ciel des grands crus d’Alsace ? Inclus tardivement (2007) dans ce cercle tant convoité, ce lieu-dit était pourtant le premier à se trouver reconnu par une délimitation judiciaire, dès 1932, soit une quarantaine d’années avant l’apparition de l’appellation Alsace Grand Cru.

Les vignes s’enracinent sur des sols plutôt profonds et lourds, situés sur les mamelons (« Kopf ») dominant le village, exposés au sud-est et capables de retenir l’humidité lorsque la sécheresse s’installe.

Historiquement, la particularité de ce Grand Cru réside dans l’assemblage de cépages, pratique longtemps combattue par les bureaucrates de l’INAO. C’est un très grand terroir pour le gewürztraminer, qui y occupe près de 70% de la surface mais le riesling s’y épanouit aussi avec réussite.

Kaefferkopf Grand Cru 2012 (80% gewürztraminer-20% riesling)

gewurztraminer
Cépage gewürztraminer – Photo V. Roelandt

Déguster un Kaefferkopf, c’est entrer sur ses terres, comprendre les liens au sol de ses cépages, chercher l’empreinte de chacun d’eux dans l’assemblage. Celui-ci est très jeune, à l’aube de son expression. Pourtant, les signes tangibles d’équilibre et d’harmonie sont déjà présents.

De lumineux reflets dorés scintillent dans une robe très engageante. Le nez ne s’impose pas par son autorité, il s’approche doucement, ne montant en intensité qu’au fil de l’aération. Il y a donc un chemin et j’adore ça, parce que les évidences, ça renforce l’assurance voire les certitudes. Et de celles-là, je me méfie tellement…

Lorsque la touche subtilement florale (chèvrefeuille, jasmin, tilleul) s’estompe, c’est pour laisser place à une bien jolie cohabitation : épices douces (poivre blanc, safran) ananas et zestes d’agrumes confits (kumquat, orange sanguine).

En bouche, il faut surmonter la première impression d’opulence pour mesurer la profondeur de cette cuvée et son caractère soyeux, qui nuance l’onctuosité. Les 45gr. de sucre résiduel sont présents, de manière non intrusive. Le vin s’en nourrira pendant son vieillissement. Bien sûr, la richesse onctueuse rappelle un gewürztraminer ample, mais l’exubérance se voit nuancée par un riesling apportant la tension nécessaire en bouche. La densité l’emporte encore pour l’instant.

Nous sommes en présence d’un cru en promesses, démonstratif, fougueux et tout en pulpe, qui ne demande que la patine du temps pour révéler son incontestable potentiel et sa finesse minérale. J’ai réellement apprécié la vitalité du raisin qui s’en dégage.

Mes papilles rêvent déjà d’une nage d’écrevisses au safran ou au curry…

Pendant que Gilles prépare les « colis-souvenirs de voyage », nous filons sous les arbres, face aux vignes, pour partager avec son père un pique-nique au pied des grands crus locaux.

Ammerschwihr
La fontaine, face aux grands crus – Photo V. Roelandt

Là-bas, au loin, quelques parasols colorés apportent une touche inhabituelle au milieu de vignes. Ils étaie